Comment avoir du temps ?

Ce questionnement part d’un constat largement partagé par toutes les participantes : en tant que femmes, parfois mères, en tant qu’enseignantes, plus particulièrement en tant qu’enseignantes en pédagogie Freinet, parfois militantes dans d’autres collectifs, nous courons après le temps et sommes submergées par le stress et la culpabilité, comme dans cette illustration médiévale « Chronos dévorant ses enfants »…
Les enseignant·es et le temps de travail
C’est bien connu et on l’apprend dès l’IUFM / INSPE : un·e bon·ne enseignant·e travaille beaucoup. Le travail de la classe prend sur notre temps personnel. Nous corrigeons, rangeons, préparons, organisons après les heures de classe, nous emportons des cahiers ou des copies en vacances, nous restons le midi, le mercredi, revenons le weekend, y passons nos soirées, nos dimanches, nos vacances. Le travail met à mal nos vies personnelles et familiales. D’autant plus que le « prof bashing » ambiant et gouvernemental laisse entendre que nous sommes paresseuses et avons un travail simple et facile, que nous sommes toujours en vacances ou en grève… Nous nous faisons un devoir de montrer à autrui et à nous-mêmes que nous travaillons beaucoup, tout le temps ! La notion de bon travail et celle de quantité de travail sont associées… Notre culture de « bonne élève » joue aussi contre nous. Nous voulons bien et beaucoup faire, nous voulons que notre travail soit reconnu, ce qui est rarement le cas.
La culpabilité et le stress sont omniprésents chez quasiment tous·tes les enseignant·es : accomplir le programme, planifier des sorties et des projets, accomplir des formalités administratives toujours plus importantes. Tout le monde connaît ce sentiment : on est au mois de mai et on n’a toujours pas « fait » (au choix) la division / les nombres relatifs / le passé composé / le dernier ouvrage de la série / … Surtout que tout le monde a un·e collègue exemplaire qui non seulement avance plus vite dans les programmes, mais réalise aussi toutes sortes de « projets » enviables.
Ce problème est amplifié par des décisions politiques iniques : augmentation du nombre d’élèves par classe, destruction des réseaux d’aide aux enfants en difficulté et des dispositifs de type « plus de maîtres que de classes », manque d’AESH, manque de remplaçant·es, programmes de plus en plus chargés, enseignements qui se surajoutent au gré des priorités académiques ou de l’actualité du moment (EDD, anglais, natation, lutte contre le harcèlement, compétences informatiques, jeux olympiques, laïcité, et j’en passe)…
Il faut citer aussi l’augmentation exponentielle des dispositifs numériques (ENT, messagerie professionnelle, plateformes diverses et variées, M@gistère et formations en ligne, réunions en visio, LSUN, évaluations nationales à saisir en ligne …) qui absorbent du temps hors temps de classe, et parfois excessivement chronophages (plantage du serveur au mauvais moment, messages des élèves et/ou parents à des heures impossibles, utilisation de Whatsapp par les équipes pour communiquer à toute heure…).
Le numérique a grignoté le peu qui restait de notre temps personnel. Il faut faire preuve de volontarisme pour se protéger de ces intrusions. Un nombre significatif d’entre nous relate une situation de burn-out.
La période que nous vivons est celle d’une concentration du travail, d’une rationalisation mortifère, décidée à un niveau politique. Nous sommes mis·es dans une situation où nous ne pouvons pas bien faire les choses.
L’enseignement en pédagogie Freinet : un temps de travail décuplé
En tant qu’enseignantes en Pédagogie Freinet, certes nous déconstruisons ce qui nous a été appris, transmis (le travail en séquences minutées, la programmation des acquis du programme au pas de charge, etc.) mais d’une part nous ne pouvons pas nous en défaire totalement, et d’autre part, cette déconstruction demande aussi du temps, du travail, ce qui fait que loin de nous détendre, nous avons une double charge de travail. Certes, nous prônons le lâcher-prise et le travail en collectif, mais en réalité cela nous demande aussi du temps et de l’énergie. Nous participons au GD un samedi par période, nous allons dans des stages et des congrès sur notre temps de vacances, nous mettons au point des outils complexes tels que les plans de travail, les ceintures de compétences, le travail individualisé…
Nous ne perdons pas de vue les programmes, quels qu’ils soient, et pourtant, nous faisons des temps d’oral beaucoup plus importants que nos collègues : « quoi de neuf » et réunions diverses, Conseils de coopération, présentations et exposés… Tout ceci doit « rentrer » dans notre emploi du temps de la semaine, qui est pourtant contraint (notamment en maternelle par l’utilisation des salles de motricité, par exemple, ou l’heure de la sieste). Faire des projets avec les enfants implique d’y passer du temps – un temps invisible aux yeux des enfants. Ne pas se contenter de suivre un manuel signifie que nous fabriquons des ressources, des exercices d’entraînement, du matériel de classe.
Donner une large place au travail manuel et artistique exige aussi du temps (et de l’argent) personnel. Les enseignant·es Freinet passent, encore plus que les autres, des weekends dans les brocantes, à chiner des objets à leurs propres frais, pour le travail de classe.
Les collègues qui voient comment nous travaillons se demandent souvent comment nous faisons pour corriger tous ces textes libres, pour suivre l’avancée de tous ces travaux individuels, pour gérer plusieurs ateliers à la fois, pour disposer et ranger le matériel qui est beaucoup plus important que dans une classe «normale ».
Au gré des stages et des congrès, nous trouvons encore plus de bonnes idées que nous souhaitons mettre en place dans nos classes : et hop, c’est reparti, chaque année s’annonce plus chargée que la précédente au fur et à mesure de nos recherches et de nos découvertes pédagogiques.
Quelles solutions envisager en tant qu’enseignant·e ?
- Pour ne pas rester à l’école le soir ou le mercredi, se fixer des activités ou des rendez-vous incontournables (psy, piscine, cours de danse…) qui nous obligent à partir tôt.
- Se donner le droit à la déconnexion : désactiver les notifications, prévenir les élèves et les parents qu’on ne répond pas aux messages après 18h ni pendant les vacances, remplacer les outils de suivi numériques par des outils en papier qui sont tout aussi efficaces. Ne pas regarder les mails professionnels tous les jours.
- S’alléger les programmes en les simplifiant et en se demandant en début d’année ce qui est vraiment crucial et ce qui est accessoire. Certes cela exige un gros travail de programmation en début d’année, mais on est plus tranquille après.
- Se dire qu’on fait ce qu’on peut (pas ce qu’on veut), étant donné la situation matérielle dans laquelle se trouve l’Éducation nationale.
- Compter son temps de travail.
- Se fixer des défis, par exemple partir en vacances sans copies à corriger.
- Savoir que la semaine de quatre jours permet de récupérer énormément de temps personnel, même avec une charge de travail importante.
Quelles pistes en pédagogie Freinet pour se libérer du temps ?
- Se demander en début d’année quels sont nos besoins et nos priorités.
- Revoir nos outils de suivi pour les simplifier (le travail en collectif au sein du GD est souvent très aidant, car les collègues ont moins le « nez dans le guidon » et voient des pistes de simplification que nous n’imaginons pas nous-mêmes). Lâcher prise sur le suivi, l’évaluation, le pointage. Créer des outils les moins chronophages possibles.
- Visibiliser auprès des élèves notre propre temps de travail, notamment quand ils prennent des décisions en Conseil qui impliqueront un surcroît de travail pour nous. Après tout, une classe coopérative n’est pas une classe où l’enseignant·e est davantage au service des élèves, mais une classe où les élèves se responsabilisent, grandissent en travaillant.
- Confier aux élèves davantage de responsabilités, par exemple des métiers qui peuvent nous décharger de tâches logistiques (organisation, rangement, pointage, suivi… dans la mesure du possible en fonction de leur âge). Et même confier aux élèves la charge d’organiser la journée de travail (on est souvent surpris·e de l’importance qu’ils accordent aux maths et au français, au détriment des matières plus « amusantes »). Confier aux élèves la charge d’organiser l’espace : emplacement des coins, des meubles…
- Prendre en compte le temps de l’élève et pas seulement celui de l’enseignant, celui de l’institution, celui du programme. Prendre en compte le temps de la réflexion et se donner le temps de mettre en place ce qu’on veut vraiment.
- Se souvenir que « choisir c’est renoncer » !